Le ventre de Tours

poisson Photo Didier LagetQuand, petit, j’allais de la maison à mon lycée, je passais par les halles de Tours, les anciennes, les belles, celles que Jean Royer a fait démolir. Et la vision de ces fruits, ces poissons, et ces quartiers de bœuf m’avaient inspiré un texte, magnifique, que je vous livre en toute simplicité.


J’était monté debout sur le banc, d’enthousiasme. Je forçais mon compagnon à admirer le jour se levant sur les légumes. C’était une mer. Elle s’étendait de la pointe Saint-Eustache à la rue des Halles, entre les deux groupes de pavillons. Et, aux deux bouts, dans les deux carrefours, le flot grandissait encore, les légumes submergeaient les pavés. Le jour se levait lentement, d’un gris très-doux, lavant toutes choses d’une teinte claire d’aquarelle. Ces tas moutonnants comme des flots pressés, ce fleuve de verdure qui semblait couler dans l’encaissement de la chaussée, pareil à la débâcle des pluies d’automne, prenaient des ombres délicates et perlées, des violets attendris, des roses teintées de lait, des verts noyés dans des jaunes, toutes les pâleurs qui font du ciel une soie changeante au lever du soleil; et, à mesure que l’incendie du matin montait en jets de flammes au fond de la rue Rambuteau, les légumes s’éveillaient davantage, sortaient du grand bleuissement traînant à terre. Les salades, les laitues, les scaroles, les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau, montraient leurs coeurs éclatants; les paquets d’épinards, les paquets d’oseille, les bouquets d’artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements de romaines, liées d’un brin de paille, chantaient toute la gamme du vert, de la laque verte des cosses au gros vert des feuilles; gamme soutenue qui allait en se mourant, jusqu’aux panachures des pieds de céleris et des bottes de poireaux. Mais les notes aiguës, ce qui chantait plus haut, c’étaient toujours les taches vives des carottes, les taches pures des navets, semées en quantité prodigieuse le long du marché, l’éclairant du bariolage de leurs deux couleurs. Au carrefour de la rue des Halles, les choux faisaient des montagnes; les énormes choux blancs, serrés et durs comme des boulets de métal pâle; les choux frisés, dont les grandes feuilles ressemblaient à des vasques de bronze; les choux rouges, que l’aube changeait en des floraisons superbes, lie de vin, avec des meurtrissures de carmin et de pourpre sombre. À l’autre bout, au carrefour de la pointe Saint-Eustache, l’ouverture de la rue Rambuteau était barrée par une barricade de potirons orangés, sur deux rangs, s’étalant, élargissant leurs ventres. Et le vernis mordoré d’un panier d’oignons, le rouge saignant d’un tas de tomates, l’effacement jaunâtre d’un lot de concombres, le violet sombre d’une grappe d’aubergines, çà et là, s’allumaient; pendant que de gros radis noirs, rangés en nappes de deuil, laissaient encore quelques trous de ténèbres au milieu des joies vibrantes du réveil.

Il entra sous une rue couverte, à gauche, dans le groupe des quatre pavillons, dont il avait remarqué la grande ombre silencieuse pendant la nuit. Il espérait s’y réfugier, y trouver quelque trou. Mais, à cette heure, ils s’étaient éveillés comme les autres. Il alla jusqu’au bout de la rue. Des camions arrivaient au trot, encombrant le marché de la Vallée de cageaux pleins de volailles vivantes, et de paniers carrés où des volailles mortes étaient rangées par lits profonds. Sur le trottoir opposé, d’autres camions déchargeaient des veaux entiers, emmaillottés d’une nappe, couchés tout du long, comme des enfants, dans des mannes qui ne laissaient passer que les quatre moignons, écartés et saignants. Il y avait aussi des moutons entiers, des quartiers de boeuf, des cuisseaux, des épaules. Les bouchers, avec de grands tabliers blancs, marquaient la viande d’un timbre, la voituraient, la pesaient, l’accrochaient aux barres de la criée; tandis que, le visage collé aux grilles, il regardait ces files de corps pendus, les boeufs et les moutons rouges, les veaux plus pâles, tachés de jaune par la graisse et les tendons, le ventre ouvert. Il passa au carreau de la triperie, parmi les têtes et les pieds de veau blafards, les tripes proprement roulées en paquets dans des boîtes, les cervelles rangées délicatement sur des paniers plats, les foies saignants, les rognons violâtres. Il s’arrêta aux longues charrettes à deux roues, couvertes d’une bâche ronde, qui apportent des moitiés de cochon, accrochées des deux côtés aux ridelles, au-dessus d’un lit de paille; les culs des charrettes ouverts montraient des chapelles ardentes, des enfoncements de tabernacle, dans les lueurs flambantes de ces chairs régulières et nues; et, sur le lit de paille, il y avait des boîtes de fer-blanc, pleines du sang des cochons. Alors Florent fut pris d’une rage sourde; l’odeur fade de la boucherie, l’odeur acre de la triperie, l’exaspéraient. Il sortit de la rue couverte, il préféra revenir une fois encore sur le trottoir de la rue du Pont-Neuf.

Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. Elle était une joie pour le regard. Elle riait, toute claire, avec des pointes de couleurs vives qui chantaient au milieu de la blancheur de ses marbres. L’enseigne, où le nom de QUENU-GRADELLE luisait en grosses lettres d’or, dans un encadrement de branches et de feuilles, dessiné sur un fond tendre, était faite d’une peinture recouverte d’une glace. Les deux panneaux latéraux de la devanture, également peints et sous verre, représentaient de petits Amours joufflus, jouant au milieu de hures, de côtelettes de porc, de guirlandes de saucisses; et ces natures mortes, ornées d’enroulements et de rosaces, avaient une telle tendresse d’aquarelle, que les viandes crues y prenaient des tons roses de confitures. Puis, dans ce cadre aimable, l’étalage montait. Il était posé sur un lit de fines rognures de papier bleu; par endroits, des feuilles de fougère, délicatement rangées, changeaient certaines assiettes en bouquets entourés de verdure. C’était un monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses. D’abord, tout en bas, contre la glace, il y avait une rangée de pots de rillettes, entremêlés de pots de moutarde. Les jambonneaux désossés venaient au-dessus, avec leur bonne figure ronde, jaune de chapelure, leur manche terminé par un pompon vert. Ensuite arrivaient les grands plats: les langues fourrées de Strasbourg, rouges et vernies, saignantes à côté de la pâleur des saucisses et des pieds de cochon; les boudins, noirs, roulés comme des couleuvres bonnes filles; les andouilles, empilées deux à deux, crevant de santé; les saucissons, pareils à des échines de chantre, dans leurs chapes d’argent; les pâtés, tout chauds, portant les petits drapeaux de leurs étiquettes; les gros jambons, les grosses pièces de veau et de porc, glacées, et dont la gelée avait des limpidités de sucre candi. Il y avait encore de larges terrines au fond desquelles dormaient des viandes et des hachis, dans des lacs de graisse figée. Entre les assiettes, entre les plats, sur le lit de rognures bleues, se trouvaient jetés des bocaux d’aschards, de coulis, de truffes conservées, des terrines de foies gras, des boîtes moirées de thon et de sardines. Une caisse de fromages laiteux, et une autre caisse, pleine d’escargots bourrés de beurre persillé, étaient posées aux deux coins, négligemment. Enfin, tout en haut, tombant d’une barre à dents de loup, des colliers de saucisses, de saucissons, de cervelas, pendaient, symétriques, semblables à des cordons et à des glands de tentures riches; tandis que, derrière, des lambeaux de crépine mettaient leur dentelle, leur fond de guipure blanche et charnue. Et là, sur le dernier gradin de cette chapelle du ventre, au milieu des bouts de la crépine, entre deux bouquets de glaïeuls pourpres, le reposoir se couronnait d’un aquarium carré, garni de rocailles, où deux poissons rouges nageaient, continuellement.

2 Comments

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Bravo Emile Laget ! Rien ne vous arrête. Avez-vous songé à ce que ce genre d’arnaque pourrait coûter à Oazar, si ce texte n’était pas tombé dans le domaine public ?

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